Inspection Oued Fodda (Chlef)

Inspection Oued Fodda (Chlef)

Une candeur calculée

our celui qui l'observe de loin, avec inattention, le pédagogue, fort de son postulat d'éducabilité radicale, n'apparaît pas d'abord comme un dangereux démiurge mais, bien plutôt, comme un incurable naïf. Comment peut-il ne pas voir que tout dément sa conviction? Que les inégalités intellectuelles et physiques __prudemment rebaptisées "différences"__ sont massives et déterminantes? Que, visiblement, tout le monde n'est pas capable de tout et qu'il vaut mieux, à tout prendre, qu'il en soit ainsi? Qu'une école et une société où tout le monde réussirait poserait des problèmes plus graves que n'en pose, aujourd'hui, "l'échec scolaire"?

 

Mais le pédagogue est bien conscient de tout cela et, si sa conviction est authentique, sa candeur, elle, est délibérément calculée. Il feint de croire à l'évidence facile de sa position et se montre surpris de l'étonnement qu'elle suscite. Mais il mesure bien, en réalité, le caractère étrange de ce qu'il affirme... Il sait, en effet, que l'affirmation de l'éducabilité de tous les hommes n'est en rien une banale constation, mais bien une pure et simple provocation, une provocation à penser, à imaginer, à agir, à exercer sa liberté. il sait que ce n'est pas une thèse vraie mais bien une thèse à vérifier, qu'il ne s'agit pas d'un état des lieux mais plutôt d'un horizon sur lequel fixer les yeux, un horizon qui, comme toujours l'horizon, recule au fur et à mesure que l'on avance.

 

En réalité, sa croyance dans le fait que le "petit d'homme" porte en lui, virtuellement, l'humanité tout entière en puissance et peut s'approprier tout ce qu'elle a élaboré pour se comprendre et comprendre le monde, donne sens au projet même de faire advenir l'humain. Ou bien, en effet, nous ne sommes qu'une espèce parmi d'autres et al hiérarchisation progressive des natures et des statuts est alors notre lot inéluctable. ou bien nous voulons exister autrement, nous donner des valeurs garantissant le respect de nos existences réciproques, des langages pour comprendre, des outils pour agir ensemble, et nous sommes alors appelés au partage. Non point, bien sûr, un partage qui diviserait nos biens et les répartirait à la naissance ou au mérite. Mais le partage dont tout éducateur peut faire chaque jour l'expérience et au terme duquel nous ne possédons vraiment que ce que nous donnons. Car si la pratique de l'enseignement livre quelque certitude, c'est bien celle-là: rien de ce qui est gardé pour soi n'est jamais véritablement intégré à mon humanité... Si je donne de l'argent, je ne l'ai plus, mais si je donne du savoir, de la joie, de l'espérance, je deviens alors plus riche de tout ce que j'ai donné.

 

l'humain, pour l'homme, n'est donc que ce qui s'échange patiemment de l'humanité difficilement acquise tout au long de son histoire. Ce n'est que ce qui circule de l'un à l'autre et par quoi l'homme se reconnaît plus intelligent, plus lucide, plus capable de se comprendre, de comprendre le monde et ses semblables. L'humain, c'est ce qui constitue l'humanité comme autre chose que comme une collection d'individus.

 

Or éduquer c'est, précisément, promouvoir l'humain et construire l'humanité... et cela dans les deux sens du terme, indisociablement: l'humanité en chacun de nous comme accession à ce que l'homme a élaboré de plus humainet l'humanité entre nous tous comme communauté où se partage l'ensemble de ce qui nous rend plus humain. C'est pourquoi décider __où même seulement accepter__ de priver délibérément, ne serait-ce qu'un seul individu de la possibilté d'accéder aux formes les plus élevées du langage technique et artistique, à l'émotion poétique, à l'intelligence des modèles scientifiques, aux enjeux de notre histoire et aux grands systémes philosophiques, c'est l'exclure du cercle de l'humanité, c'est s'exclure soi-même de ce cercle. c'est en réalité, briser le cercle lui-même et compromettre la promotion de l'humain.

 

Mais le "cercle de l'homme" n'est pas dans dans l'ordre des choses et la plénitude de l'humain n'est sans doute pas de ce monde. Elle est, dans l'acception la plus forte du terme, le "sens" de notre existence, la vection centrale de notre histoire quand elle échappe __et nous savons aujourd'hui que rien n'est, sur ce plan, garanti__ à la violence et à la barbarie. C'est pourquoi notre devoir impérieux est de travailler à la promotion de l'humain, conscient qu'il n'adviendra pas __ pas complètement du moins__ mais que sa quête est al seule chose qui vaille la peine de vivre. c'est que, éternitaire par définition, l'huimain est bien du domaine du fabuleux, même sin nous en ressentons l'impérieuse nécessité, même s'il nous apparaît si proche que nous croyons parfois qu'un simlpe geste nous permettrait d'y accéder. Il n'advienda probablement jamais hic et nunc, ne se réalisera pas sous nos yeux un beau jour, transformant définitivement le vieux monde selon nos voeux. il n'y aura pas de grand soir de l'homme achevé... tout juste pouvons-nous attendre quelques instants de tangence, quand le cercle de l'humain frôle la médiocrité de notre quotidien et que des êtres se reconnaissent dans l'échange, miraculeusement, hommes ensemble.

 

Il faut donc une bonne dose de candeur pour voir dans le principe d'éducabilité  une règle d'action pour l'activité pédagogique quotidienne. il faut en réalité, vouloir faire advenir ce qui apparaît à la fois éminemment nécessaire et résolument inaccessible. il faut viser le partage total des des savoirs entre les hommes sans espérer que la réussite survienne et sans, pour autant, abandonner la moindre parcelle de détermination. plus encore, il faut affirmer que l'on va y parvenir en se sachant condamné à l'échec, au moins partiellemnt. Il faut même se battre jusqu'à la limite de ses forces pour prouver que ce que nous savons impossible est quand même possible. plus exactement mais non moins difficilement, il nous faut prouver que l'acte est possible même quand le résultat est impossible.

 

On voit que la candeur n'est pas la mauvaise foi, ni la tromperie, ni même la simple confusion de la fable et du fait. Elle est une garantie fondamentale contre la fuite facile vers l'ineffable: car à situer le projet éducatif délibérément au-delà des phénomèb=nes, tout à fait en dehors ou à côté de la logique des systèmes scoalire et social, on prend le risque de se payer de mots, voire de camoufler habielemnt les échecs de notre pratique didactqiue, dont les enjeux sont présentés comme dérisoires au regard d'une ambition métaphysique. Le danger majeur de toute entreprise humaine est, en effet, que l'importance de ses fins discrédite ses résultats. Or nous ne pouvons pas renoncer à nos fins, ni laisser croire __en une imposture bien humaine__ qu'elles sont accessibles. Mais nous ne devons pas, non plus, décourager l'action au nom de la perfection du projet ni même, a fortiori, donner des arguments à la desespérance.

 

Le calcul consiste alors à faire obstinément comme si les choses étaient historiquement et durablement réalisables alors que l'on sait qu'elles ne sont qu'exceptionnellement et fugacement possibles. Car "faire comme si" (...) est sans doute, le seul moyen pour accéder à quelques instants d'humanité partagée, susceptibles de justifier à eux seuls la ténacité et l'inventivité quotidienne. "Faire comme si" est donc une attituide éminnement nécessaire et à laquelle nous engagent, à leur insu, les tenants du "réalisme social" eux-mêmes. Car, en croyant nous démobiliser par l'exhibition des contraintes et l'obligation des résultats, ils nous forcent à être plus authentiquement et avec plus de détermination encore, "faiseurs de sens". Même s'ils ne le savent pas, ils nous aident à ne pas nous laisser endormir par les bons sentiments, les principes généraux et généreux qui remettent toujours à plus tard le passage à l'acte. Cela suscite notre vigilance active, nous interdit d'excuser al médiocrité de nos résultats au nom de l'ambition de notre projet. Cela maintient en nousd une sorte d'hygiène morale particulièrement précieuse. Mais cela fait infiniment plus encore... tant il est vrai que le réél n'existe pas en dehors du regard que l'on pose sur lui.

 

extrait de "Le choix d'éduquer", 29...32, Philippe Meirieu.



17/11/2010
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